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Une société épileptique

Publié le par Barbara Mai

  http://www.telerama.fr/monde/vite-tout-le-monde-au-slow,73457.php

  L'allure du temps
Vite tout le monde au “slow”

Le 1 octobre 2011 à 15h30    -    Mis à jour le 3 octobre 2011 à 11h14

“Slow food”, “slow education”... Dans un monde où tout va toujours plus vite, les mouvements prônant la lenteur sont de plus en plus nombreux. Question de survie ?

 

Souvenez-vous. C'était il y a un mois seulement, deux peut-être : l'été, les vacances, l'insouciance... Cette parenthèse à la temporalité merveilleusement dilatée n'est pas si lointaine. Pourtant, il n'en reste déjà plus rien, balayée, engloutie qu'elle fut par l'hystérie de la rentrée. Et nous voici à nouveau pris dans les mailles d'un quotidien en mode accéléré, nous voici sous tension, débordés. Incapables de nous souvenir, impuissants à nous projeter, soumis à l'injonction suprême de notre époque : plus vite, il faut aller toujours plus vite ! Mais où allons-nous si vite, au juste ? Quelle civilisation nouvelle, façonnée à l'aune du « court-termisme » et de l'urgence, sommes-nous donc en train d'engendrer ?

Le sujet n'est pas inédit : on ne compte plus le nombre de publications, manifestations, colloques et séminaires qui, ces deux dernières décennies, se sont penchés sur le thème du temps, son « accélération », sa saturation, sa volatilité - le Festival du livre de Mouans-Sartoux (du 7 au 9 octobre) étant le dernier d'entre eux. Les causes de cette frénésie mondiale sont ainsi bien identifiées : la finance internationale autant que les nouvelles technologies, qui régissent désormais notre société, lui ont imprimé simultanément leur rythme effréné. 

 

“Le rapport que nous entretenons au temps
est la grande pathologie de notre époque.”

Gilles Finchel­stein, écrivain.

Une société épileptique
Et nous qui, selon Gilles Finchel­stein (La Dictature de l'urgence, éd. Fayard), avons perdu tout espoir transcendantal « depuis le déclin du catholicisme, du marxisme, et de leur promesse commune de salut éternel ou de lendemains qui chantent », nous trouvons grisant d'être aussi performants qu'Internet ou les marchés. « Puisqu'il n'y a plus rien pour nous montrer la direction, et que tout se joue à présent à l'échelle de notre vie terrestre, nous cherchons à vivre par l'intensité de nous-mêmes : la quête d'intensité a remplacé la quête d'éternité. D'où cette fièvre, et l'impératif d'aller toujours plus vite. Comme si cette obligation était en elle-même porteuse de sens », explique la sociologue Nicole Aubert, qui, avec Le Culte de l'urgence (éd. Flammarion), approcha cette question dès 2003.

Sauf que nous ne sommes pas (pas encore ?) des robots. Que notre corps comme notre cerveau ont leurs limites, quand bien même nous nous efforçons de toujours les repousser. Et que c'est finalement dans la douleur – ponctuée de brèves exaltations – que nous vivons cette mutation anthropologique profonde, glissement sismique dont nous commençons seulement à percevoir les implications. Pour Gilles Finchel­stein, c'est très clair : « Le rapport que nous entretenons au temps est la grande pathologie de notre époque. »

Dans l'impossibilité de décélérer - sans parler de faire marche arrière -, écartelés et comme intoxiqués par cette vitesse que nous croyons subir alors que nous la sécrétons, nous souffrons de cette tenace réalité : « La quantité de temps quotidien dont nous disposons reste immuable : c'est la seule denrée qui soit totalement rationnée, et en érosion permanente », rappelle le journaliste Jean-Louis Servan-Schreiber, le rédacteur en chef du magazine Clés, dont Trop vite ! (éd. Albin Michel) est le dernier opus d'une réflexion sur le temps entamée il y a trente ans.

 

“Non seulement les adultes veulent
à tout prix être performants,
mais ils font aussi courir leurs enfants avec eux.”

  Sophie Marinopoulos, psychanalyste.

Un sondage Ipsos d'octobre 2010 le confirme à sa manière : les Français sont convaincus que s'ils disposaient de quatre heures de plus chaque jour, ils pourraient mener à bien tout ce qu'ils ont entrepris. Preuve s'il en est d'un malaise, qui ici confine à la déraison : « Perdus dans une mer démontée, sans phare pour nous donner la direction, nous approchons d'une société épileptique », analyse Eric Fottorino, invité du festival de Mouans-Sartoux, et qui, en tant qu'homme de « presse » et écrivain, a toujours vécu cette tension liée au temps de l'intérieur - il compte d'ailleurs bien lui consacrer son prochain roman.

Grandir en courant
Mais ce sont encore nos enfants, subissant directement l'impact de cette frénésie dans laquelle ils grandissent, qui nous disent le mieux à quel point nous allons mal. « Car non seulement les adultes veulent à tout prix être performants, mais ils font aussi courir leurs enfants avec eux, passant leur temps à les bousculer : tant à l'école, où ils doivent aller directement à la case "réussite", que dans les multiples activités extrascolaires qu'on leur programme pendant leurs moindres temps libres », se désole la psychanalyste Sophie Marinopoulos, spécialiste de la famille et du lien mère-enfant. « Il me faut donc le rappeler : l'enfance n'est pas une maladie ! Un enfant a besoin de temps pour grandir, et ce temps de la croissance est un temps dont on ne peut faire l'économie », poursuit l'auteur de Dites-moi à quoi il joue, je vous dirai comment il va (éd. Marabout), qui constate, en réaction à cette « ambiance anxiogène », une augmentation des troubles du développement chez ses jeunes patients.

 

“La précipitation inhibe des changements
profonds. Si bien que,
loin d'avancer, nous faisons du surplace.”
  Jean-Marc Lévy-
Leblond, physicien.

Est-ce la raison pour laquelle ces « hyperenfants » devenus grands « ne veulent pas de cette existence qui les attend, où la vie est devenue une course contre la montre » ? C'est du moins ce qu'affirme le journaliste canadien Carl Honoré, dont l'Eloge de la lenteur (éd. Marabout), publié en 2004 (et vendu depuis à un million d'exemplaires dans plus de trente langues), n'en finit pas, aujourd'hui encore, de gagner de nouveaux lecteurs. Loin de vivre comme un poisson dans l'eau dans cette société du « multitasking » et de l'immédiateté, « la génération iPod comprend déjà que ce virus de la connexion permanente et de la hâte fait du mal. A force de passer des heures sur Facebook, ces jeunes deviennent fous, et le disent : "Nous ne savons plus nous arrêter !" Même si leurs limites ne sont pas les mêmes que les nôtres, cela ne veut pas dire qu'ils ne souffrent pas ».

De fait, les déclinaisons du « mouvement slow » (lancé avec Slow Food par l'Italien Carlo Petrini dans les années 1980, en réaction à l'extension de l'empire McDonald's dans le monde) se font de plus en plus nombreuses. Ainsi la « slow education » arrive-t-elle en France, où elle espère dépasser l'éternel débat entre « laxistes » et « rigoristes » par le biais du temps, en rendant les élèves plus autonomes dans l'organisation de leur journée et du « temps juste » imparti à chaque activité. De même, la « slow science », qui constate que, malgré une multiplication de découvertes récentes, aucune avancée majeure n'a eu lieu depuis un demi-siècle sur des sujets scientifiques de fond tels que l'expansion de l'Univers ou la relativité, conduit à cette conclusion : « Ce que nous appelons vitesse est en fait de la précipitation. Or la précipitation inhibe les changements profonds. Si bien que, loin d'avancer, nous faisons du surplace », s'alarme le physicien Jean-Marc Lévy-­Leblond, auteur de La Vitesse de l'ombre, Aux limites de la science (éd. du Seuil).

Décervelage collectif en vue ? Ici et là, la montée en puissance de ces tentatives de résistance au « culte de l'urgence », incarnée de façon anecdotique par l'émergence d'un nouveau concept de produits et services « slow » (cafés ou hôtels mettant à la disposition de leurs clients des cellules pour faire la sieste...), devrait tout de même nous rassurer : même s'il nous est devenu quasi impossible de nous déconnecter, et même si notre société n'a pas grand chance de se réinstaller un jour dans la durée, du moins l'individu de demain ­pourrait-il savoir, mieux que nous qui ­vivons un douloureux passage du gué, quand appuyer sur la pédale de l'accélérateur, et quand lever le pied.

« Ainsi le sens de l'existence ne se trouvera-t-il plus dans un rapport au temps durable, mais probablement dans un turnover incessant », conclut Nicole Aubert. L'art de l'alternance temps long/temps court, du changement de rythme, de la variété..., là ­serait donc « la clé », selon Servan-Schreiber : c'est-à-dire « dans l'interrogation non pas de la nature du temps, mais de notre propre nature humaine ».

 

Lorraine Rossignol
Télérama n° 3220
Le 1 octobre 2011 à 15h30    -    Mis à jour le 3 octobre 2011 à 11h14

A lire

Le Culte de l'urgence. La société malade du temps, de Nicole Aubert, éd. Flammarion.

Trop vite !, de Jean-Louis Servan-Schreiber, éd. Albin Michel.


72 heures chrono

« Où allons-nous si vite ? », tel est le thème de la 24e édition du Festival du livre de Mouans-Sartoux, qui, du 7 au 9 octobre, donnera rendez-vous à trois cent cinquante auteurs (romans, essais, jeunesse, BD...) pour un programme riche en événements : débats, conférences, cafés littéraires, projection de films et de documentaires, concert... L'occasion pour tous de rencontrer les auteurs dans une ambiance festive et tournée vers la réflexion sur notre société.

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